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Épisode 9 : tout est écrit

Cernés que nous sommes aujourd’hui par l’écriture, il est difficile d’imaginer à quel point elle peut paraître magique dans un monde dominé par l’oral. Par quelques signes tracés sur une pierre, une feuille de papyrus ou un tesson d’amphore, on peut transmettre des mots qui ont été prononcés il y a des siècles. Ou qui n’ont jamais été prononcés.

La tradition ésotérique juive de la kabbale s’inscrit dans cette conception. Pour les kabbalistes, le monde est un livre ; et les lettres – hébraïques – ont un pouvoir. Le nom de Dieu, יהוה (YHWH), est trop sacré pour être prononcé : Yahvé ou Jéhovah pour les « goys » (non-juifs), il devient Adonaï (mon seigneur) ou HaShem (le Nom) pour les pratiquants de cette religion.

Ce tétragramme ("mot de quatre lettres") orne le vitrail d'une église épiscopalienne aux États-Unis.


L’écriture hébraïque est traversée par ces conceptions. Chaque lettre de son alphabet, une fois augmentée d’une petite virgule, pourra se lire comme un chiffre : א (Alpeh, A) notera le chiffre « 1 », ב (Beth, B) notera « 2 », etc. Les chiffres « 15 » et « 16 » devraient selon ce principe s’écrire יה (10+5) et יו (10+6). Mais cela les ferait dangereusement ressembler au nom divin. On les écrit donc טו (9+6) et טז (9+7). Le mot sacré יהוה, une fois transformé en chiffres, donnera « 26 », un nombre que l’on retrouve notamment dans les 26 nœuds des vêtements de prière juifs de la tradition séfarade. Ceux des ashkénazes en comportent 39, renvoyant au mot יהוה‎ אחד (Dieu est unique).

La culture juive n’est pas seule à prêter des vertus à certains chiffres.
En Chine, l’addition des nombres contenus dans chaque ligne, colonne et diagonale du carré de Lo-Shu (IIe siècle) donne le nombre 15. Cette surprenante particularité en fait un « carré magique », à l’origine notamment du… Sudoku.
Dans l’Apocalypse de Jean, le « nombre de la bête » est 666. Un chiffre qui fait la joie des scénaristes fainéants de films d’horreur, et la terreur des hexakosioihexekontahexaphobiques (32 lettres, soit plus que le classique « anticonstitutionnellement », qui n’en comporte que 25 : voilà de quoi effrayer).

Cet homme porte un talit (vêtement de prière) dont les franges (tsitsit) ont un nombre de nœuds strictement prescrit.



Le chiffre 666 possède une simplicité graphique fort attractive pour le conspirationniste de base.
Par un système similaire à celui des hébreux, on peut facilement relier certains noms propres au nombre satanique, comme ceux des empereurs romains Néron et Dioclétien, le prédicateur Martin Luther (LVTHERNV) pour les catholiques du XVIe siècle, et bien sûr le pape (VICARIVS FILLI DEI) par les protestants de la même époque…
La numération grecque se prête également à ce type de rapprochements. Les lettres du mot Αβραξας (Abraxas) y correspondent aux chiffres 1+2+100+1+200+1+60. C’est-à-dire : 365. À partir de là, tout devient possible. Au point que dans l’Europe du XVIIe siècle, on en fit un mot pour parler de ce qui relevait de la magie : abracadabra !
Nous reviendrons à des considérations plus terre-à-terre dans le prochain épisode.