Après avoir abordé le point, étirons notre sujet pour en faire une ligne. Pas bien longue cependant. Celle d’un signe essentiel, mais qui ne se prononce même pas : le trait d’union.
Comme son nom l’indique, il sert à unir. Dans le jargon des typographes au contraire, il s’agit d’une division (qui divise, en l’occurrence les mots entre deux lignes). Certains ésotéristes de « l’art noir » typographique considèrent que, dans la casse, tout s’inverse : la gauche et la droite, le genre des mots (l’espace y est féminine) et, en tout logique, l’union devient division. Heureusement, l’impression vient tout remettre dans l’ordre.
Apparu au Xe siècle dans des copies anglaises de textes latins, le trait d’union s’étend sur le continent au siècle suivant. À partir du XIIe siècle, il est souvent oblique, montant vers la droite. En typographie, il ne doit pas être confondu avec les tirets demi-cadratin (–) et tirets cadratins (—), respectivement dédiés aux incises à l’intérieur d’une phrase et aux listes et dialogues, notamment.
Le signe moins (−) lui ressemble beaucoup, tout comme son cousin de la cave, le tiret bas, ou underscore (_).
À l’ère digitale, il a même deux doppelgängers (en l’occurrence il devrait s’agir de triplegängers), qui sont tapis dans les sombres recoins de nos logiciels de traitement de texte. Le trait d’union insécable ne côtoiera jamais la marge : il peut être utile pour éviter la scission d’un nom composé entre deux lignes. Le trait d’union conditionnel, quant à lui, est plus discret. Il n’apparaît que si le mot au cœur duquel il figure se retrouve en fin de ligne. C’est lui qui permet de corriger la césure automatique – mais fautive – de hémis-phère en hémi-sphère. Dévoué et discret, il n’apparaît que lorsque l’on a besoin de lui, se tenant dans l’ombre si le mot qu’il divise se tient confortablement au milieu d’une ligne. Mais attention, ce bon garde du corps sait se montrer ferme : saisi avant la première lettre d’un mot, il lui interdira toute césure, quelle qu’elle soit.
Le portrait de famille pourrait se finir avec le trait d’union double (--), une spécificité française (mais rare) que Kafka aurait adoré.
De 2004 à 2010, il était possible aux parents dotés de noms de famille composés de les transmettre tous les deux à leurs enfants, sans pour autant mélanger les torchons et les serviettes. Un monsieur Joliot-Curie et une Mme Gay-Lussac pouvaient repeupler la France de petits Joliot-Curie--Gay-Lussac. La science en aurait été grandie. La typographie un peu moins.
Le trait d’union (et ses avatars) n’a pas dit son dernier mot. Il reviendra dans notre prochain épisode.
Fragment d’une Bible manuscrite de la fin du XIIIe siècle (inv 1175) - fig.1
Dans ce fragment de bible manuscrite, le trait d’union est quasiment identique aux points des i ; une gracile ascendante oblique. Dans la Bible à 42 lignes de Gutenberg (fig.2), au contraire, il est double et solidement charpenté.
Bible à 42 lignes de Gutenberg (inv. 288) - fig.2
Contre tous les pantouflards et les timorés du tiret, la Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme (Laurence Sterne, 1759) fait montre d’un peu de panache.
Pour en savoir plus :
— Dictionnaire encyclopédique du livre, t. III (N-Z), Cercle de la librairie, Paris, 2011.
— Keith Houston, Shady Characters. The Secret Life of Punctuation, Symbols & Other Typographical Marks, W. W. Norton & Company, New York / Londres, 2013.