___L'homme zodiacal - Perse, XVIe siècle
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Digérer : un certain rapport
au monde |
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Engloutir, rejeter.
L'oeuvre de Wim Delvoye touche la question très ancienne
des rapports entre macrocosme et microcosme, entre le corps
et le monde, l'intérieur et l'extérieur. M.Bakhtine écrit
ainsi que " dans le manger, le corps échappe à ses
frontières, il avale, il engloutit, déchire
le monde, le fait entrer en lui, s'enrichit et croît à son
détriment ". Le corps digérant constitue
un certain mode d'être au monde, a fortiori dans le
carnaval. Le corps n’y est pas clos, autosuffisant
et définitif : il sort de lui-même et franchit
ses propres limites.
C’est pourquoi l’accent est mis sur les parties
du corps où celui-ci est — soit ouvert au monde
extérieur, c’est-à-dire où le
monde pénètre en lui ou en sort - soit sort
lui-même dans le monde, c’est-à-dire aux
orifices, aux protubérances, à toutes les ramifications
et excroissances. Ainsi, le corps révèle son
essence, comme principe franchissant ses limites, dans l’acte
paradigmatique de la digestion (incluant l’ingestion
et la défécation), mais aussi dans des actes
comme l’accouplement, la grossesse, l’accouchement,
l’agonie : c’est un corps éternellement
non prêt, éternellement créé et
créant, un maillon dans la chaîne de l’évolution,
ou plutôt deux maillons qui entrent l’un dans
l’autre ; montrer deux corps dans un seul est très
caractéristique de l’imagerie carnavalesque.
Wim Delvoye, à travers les images d’inter-pénétrations
des corps, et notamment avec Cloaca, fait surgir ce rapport
au monde : le tube digestif devient le symbole même
du monde qui procède par engloutissement et rejet.
Homme zodiacal.
Un autre exemple de cette conception du monde est donné par
l'homme zodiacal :
défini comme un grand corps humain étendu
parmi les astres le long du zodiaque, il est traversé par
le soleil. Ce dernier est donc représenté comme
sans cesse avalé et déféqué.
Ce mythe n'est sans doute pas étranger à un
certain nombre d'oeuvres de Wim Delvoye qui constituent des
représentations de la digestion : Cloaca,
Mosaïques,
Rose des vents (-
les lunettes astronomiques), les
vitraux.
On peut y voir une certaine image du rapport entre l'individu
et l'univers, l'infime et l'incommensurable. L’absorption
de nourriture au cours de la fête carnavalesque a toujours
un rapport marqué avec le temps naturel cosmique,
biologique, historique : la mort et la résurrection,
l’alternance et le renouveau ont toujours constitué des
aspects marquants du carnaval ; le peuple pénètre
temporairement dans le royaume utopique de l’universalité,
de la liberté, de l’égalité et
de l’abondance.
-
Bachelard,
dans La formation de l'esprit scientifique fait à ce propos
une remarque éclairante
: " en
réalité, la connaissance des hommes
et la connaissance des objets relèvent du
même diagnostic et, par
certains traits, le réel est de prime abord
un aliment. L'enfant porte à la bouche les
objets avant de les connaître, pour les connaître. " La
digestion, en tant que prise de possession d'une
partie du monde, est
un moyen de s'assurer un contrôle de ce dernier. " Elle
est l'origine du plus fort des réalismes,
de la plus âpre
des avarices (...) Le réaliste est un mangeur. " Digérer,
c'est donc s'incorporer le monde, faire en sorte
que l'autre devienne le même. " Un des
mythes les plus persistants qu'on peut suivre à travers
les périodes scientifiques
(...), c'est l'assimilation des semblables par la
digestion. (...)
-
Le docteur
Fabre de Montpellier dit "que si l'aliment
est en son commencement différent de son alimenté,
il faut qu'il se dépouille de cette différence,
et par diverses altérations, qu'il se rende
semblable à son
alimenté, avant qu'il puisse être son
dernier aliment."(…) Dans certaines cosmogonies
préscientifiques,
la terre est prise comme un vaste appareil digestif.
(...) Pour un auteur écrivant en 1742 dans
un mémoire
de l'Académie, "la terre (a) comme ses
entrailles et ses viscères, ses filtres et
ses colatoires".
(...) Cette idée vague et puissante, c'est
celle de la Terre nourricière, de la Terre
maternelle, premier et dernier refuge de l'homme
abandonné. " Notre
rapport digérant au monde se définit
donc comme une appropriation rassurante, ce qui explique
son importance
dans nos représentations les plus primitives.
Une fois de plus, Cloaca excède fondamentalement
le simple statut de " machine à merde " pour
incarner certaines constantes de notre rapport
au monde.
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