Wim Delvoye met en avant
les parties les plus animales, bestiales, corporelles de l’humanité.
Il expose au vu de tous des scènes de fellation et de
pénétration, il met en scène notre appareil
digestif, que nous avons en commun avec les animaux, et parle
de l’anus comme de ce que précisément nous
partageons avec toutes les créatures vivantes : il donne
une image de l’homme ramenée à ses fonctions
les plus basses, les plus corporelles.
Diogène.
Rapprocher l’homme de l’animal, mettre fin à une
vie humaine caractérisée par l’artifice pour
revaloriser notre bestialité — c’est précisément
ce que prônaient les Cyniques, et leur principal représentant,
Diogène. En effet, comme l’explique Michel
Onfray dans Le ventre des
philosophes,
Diogène s’attaque
aux préjugés de l’enfermement des actions
qui proposent la réalisation d’un désir ;
contre le corps caché et enfermé, le Cynique inaugure
une politique du corps montré et exhibé ; dès
lors, Diogène n’hésite pas à se masturber
sur la place publique, et à ceux que cela choque il répond
: " Plût au ciel qu’il suffît aussi de
se frotter le ventre pour ne plus avoir faim ". Il prône
de même les accouplements publics : pourquoi une chose
aussi naturelle ne pourrait-elle pas se faire au vu et au su
de tout le monde ? Il en va de même - après la masturbation
et la copulation - de la nutrition, qu'il exhibe aux yeux de
tous, scandalisant alors les citoyens habitués à cacher
leur repas comme des rites tabous.
Immoral
N’est-ce pas là précisément
ce que Wim Delvoye nous donne à voir ? La réponse
n’est pas si simple ; certes, dans les vitraux par
exemple, il pénètre jusqu’à la plus
profonde intériorité du corps, allant même
très loin dans ce processus puisqu’il les radiographie
au rayon X. Cependant, la ressemblance avec la posture cynique
n’est que superficielle : il y a en effet toute une " éthique " derrière
l’exhibition cynique, qui ne fait pas du tout partie du
monde de Wim Delvoye ; au contraire même, la monstration
du corps prend peut-être chez lui le sens inverse de celle
exercée par les Cyniques.
Nature et culture
Il y a un violent refus de la civilisation
et de ses artifices chez les Cyniques ; si le corps est montré,
et si la nourriture revendique une place, c’est parce
qu’ils convoquent deux fonctions naturelles en nous :
Diogène est porté par une volonté de mettre
fin à tout ce qui nous éloigne des animaux et
complique une vie qui pourrait être tellement simple
si on se contentait de suivre nos instincts : la pratique cynique
de l’alimentation suppose une purification de la façon
de s’alimenter, et invite à une simplification
des rites de la nourriture ; il faut donc abolir tout raffinement
et renoncer à tout ce qui nous vient de la civilisation
: ne plus boire du vin, mais l’eau de la fontaine, ne
plus faire cuire les aliments (le feu constituant le symbole
même de la culture), mais les manger crus, déchirer
avec les dents la viande d’une bête encore vivante
s’il le faut : refuser toute ritualisation, toute cérémonie,
mettre fin aux banquets et à la convivialité des
bons mets et des bons vins. Bref, avoir une alimentation et
une sexualité strictement animales.
Archi-civilisé
C’est précisément le contraire
que nous montre Wim Delvoye : au processus d’animalisation
des hommes de Diogène, il oppose une humanisation des animaux,
caractérisée par un raffinement extrême des
actes corporels. A partir de la sexualité et de l’absorption
de nourriture il fait de l’art — quoi de moins naturel
et de plus artificiel ? Le repas n’est pas quelque chose
de si naturel qu’il faille cesser de le ritualiser ; il est
au contraire ritualisé à l’extrême, jusqu’à entrer
dans le musée, temple même de la civilisation. Et
ce n’est certainement pas de la viande sanguinolente et l’herbe
de la prairie qui est donnée à manger à Cloaca,
mais une nourriture luxueuse, concoctée par les meilleurs
chefs proposant des menus divers et variés, de la cuisine,
cet art dont le raffinement est la première des caractéristiques.
Et que penser de la sexualité, telle qu’elle nous
est montrée dans l’oeuvre de Delvoye ? L’érotisme,
caractéristique selon George
Bataille d’une sexualité proprement
humaine, vient envahir le monde même des animaux : l’abri à oiseaux
est entouré de tout un attirail sado-masochiste, n’est-ce
pas là le contre-pieds exact d’une sexualité dénuée
de tout artifice ? De même, les cerfs font
l’amour comme des hommes, ils ont eux aussi envie de varier
leurs positions : la sexualité n’est pas présentée
comme un besoin purement naturel, mais comme une recherche, une
création, un raffinement contraire à l’unilatéralité d’une
nature bestiale. Enfin, l’exemple le plus frappant de l’humanisation
de l’animal, de l’inscription de l’artifice de
la culture dans l’animalité même se trouve dans
les cochons tatoués.
Le tatouage en lui-même constitue un refus d’abandonner
son corps à la nature, une volonté de le marquer,
de le personnaliser, d’en faire le lieu d’une inscription
- un langage. La marque Harley Davidson inscrit celui qui la porte
dans un certain clan, permet une affiliation particulière
au sein la société : c’est le refus même
d’une simple universalité naturelle, qui chez Wim
Delvoye ne se limite pas aux hommes mais s’étend aussi
au règne animal: il ne s’agit pas d’abolir l’artificiel
pour revenir à une utopique nature, mais de transformer
la nature même en art.
Ainsi, si Wim Delvoye peut être dit " cynique " au sens moderne
et banalisé du terme, s’il y a bien une dimension satirique et profondément
ironique dans ses oeuvres - on ne peut néanmoins voir en lui " un
Cynique ", stricto sensu.