___Duchamp - Le grand Verre, 1912, 1915, 1923
___Canard de Vaucanson, 1738-1739
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Homme-machine |
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Un des grands modèles
contemporains de machine se trouve chez Duchamp dans son œuvre
jamais achevée:
Le grand Verre ou La Mariée
mise à nu par ses célibataires,
mêmes.
Le grand Verre est divisé en deux parties : La
partie inférieure, baptisée par Duchamp « machine
célibataire », consiste en une machinerie complexe,
celle des 9 célibataires qui cherchent à atteindre
la mariée ; dans la partie supérieure du Verre
se trouve la mariée.
La mise à nu électrique décrite par Duchamp
dans ses notes devait
avoir lieu grâce à un système
de pistons envoyant de l’air dans les voiles de gaz de
la mariée, de circulation de fluides et humeurs diverses.
Il s’agit à vrai dire moins d’une machine
proprement dite que de la conception d’un machine – l’oeuvre,
entièrement symbolique, construisant une vision mécaniste
du phénomène amoureux. Dans ses notes, Duchamp
mélange du reste les vocabulaires machinique et biologique
: « le moteur aux cylindres bien faibles, organe superficiel
de la mariée est actionné par l’essence d’amour,
sécrétion des glandes sexuelles de la mariée,
et par les étincelles électriques de la mise à nu
(pour exprimer que la mariée ne refuse pas cette mise à nu
par les célibataires, l’accepte même puisqu’elle
fournit l’essence d’amour et va jusqu’à aider à une
complète nudité en développant de façon étincelante
son désir aigu de jouissance )».
Duchamp n’a jamais réalisé effectivement
la machinerie de la Mariée ; la seule œuvre plastique
dans laquelle il ait effectivement employé des « sécrétions
des glandes sexuelles » comme médium réel
est un tableau réalisé avec son propre sperme et
intitulé Paysage fautif .
Cloaca a en commun avec la Mariée cette alliance du biologique
et du technologique : l’une est une machine digestive,
l’autre une machine désirante ; mais là où le
génie de Duchamp consistait précisément à « seulement » concevoir,
l’intérêt (et l’acte d’appropriation
paradoxal) de l’œuvre de Wim Delvoye consiste dans
une réalisation effective, maximalisée, radicalisée
par un recours à toutes les ressources de la science et
de la technologie.
Dans le paragraphe 64 de la Monadologie,
Leibnitz exprimait
déjà l’affinité profonde
des phénomènes biologiques avec les machines que
nous construisons par artifice: il n’y a pas de différence
de nature, dit-il, entre la machine artificielle et la machine
naturelle, mais seulement une différence de degré:
les machines naturelles sont infinies à l’image
de leur créateur, c’est à dire machines dans
leurs moindres parties, là où la puissance finie
de l’homme doit s’arrêter à des éléments
simples qui ne sont pas eux mêmes machines.
Wim Delvoye réussit le pari de la machine « naturelle-artificielle »,
en ceci qu’il reconstitue par art une machine qui imite
la nature (en l’occurrence le transit intestinal), mais
qui a pour parties des machines elles mêmes naturelles:
les bactéries qui opèrent le processus de transformation
des aliments en excréments. Il réalise ainsi les
rêves les plus fous des facteurs d’automates qui,
de l’antiquité aux Lumières, en passant par
Vaucanson,
ont tenté, sans jamais y parvenir, de réaliser
l’homme-machine. Et pour mieux signifier son ambition – donner à voir,
et non pas stupéfier -, il abandonne tout subterfuge anthropomorphe
; Cloaca n’est pas un « Androïd », mais
un corps-organe mis à nu.
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