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Culture commune  
MACHINE ET TECHNOLOGIE
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  Production et création
 
 
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La machine d’art pose la question du processus de création dans ses rapports avec celui de la production, et plus précisément de la production industrielle.
Une machine, en principe, ne crée pas ; elle ne peut que produire. Or certains artistes ont fait de la mécanisation le symbole d’un art-miroir de la production, qui opère la mise en équation du produit industriel et de l’œuvre d’art, et cherche à combiner le quantitatif et l'insignifiance du contenu dans les objets créés, ainsi que la non-personnalité artistique.
Andy Warhol se place sous le signe de « l’artiste machine » : non plus créateur mais machine produisant en série. Les icônes du pop art, très souvent réalisées selon des processus tels que la sérigraphie, sont en effet conçues comme, avant tout, reproductibles. L’image produite par un artiste-machine, dont l’atelier est une « Factory », donne à voir le nouveau standard des arts visuels, tel que W.Benjamin le définissait déjà en 1936, dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » : « La technique de reproduction (…) détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir dans n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite ». Ce changement de statut remettait en cause, avec la notion d’œuvre, celle de chef-d’œuvre ; l’inanité de critères permettant de juger qu’une image de Marilyn ( ou de la Madone Sixtine) est supérieure à celle d’une boîte de soupe ou de Coca Cola, soumises par Warhol au même traitement esthétique, apparaissant clairement.

Ce que Warhol exprimait en terme de démarche artistique, Tinguely le réalisa effectivement dans les années 1960 avec sa "métamatic n°17", une machine à faire des dessins, qui produit au kilomètre des graphismes aléatoires, parodies de peintures abstraites. Wim Delvoye, qui ne réalise pas ses œuvres lui-même, semble bien aller dans le sens de cette délégation du processus de création. Toutefois, les machines de Tinguely étaient conçues dans un esprit très différent de Cloaca. En effet, les Métamatics, construites à partir de matériaux de récupération, imparfaites à dessein, refusent le culte de l'objet neuf ; bizarroïdes et brinquebalantes, elles sont plutôt la caricature de ces machines dépassées, vieillies par l'usure et vouées à être remplacées par d'autres plus récentes, plus performantes, pouvant seules permettre la poursuite de ce mouvement frénétique de la production exponentielle et les rythmes de production, qui n'ont plus qu'à être retirées de l'usine. D’où la thématique de l’auto-destruction des machines à partir de 1960 où Tinguely propose au public la pièce intitulée Hommage à New York, une machine s'autodétruisant après une demi-heure d'animation dans la cour du Museum of Modern Art. Des anti-machines en somme, trop explicitement ruinées pour prétendre fonctionner sérieusement.
De ce point de vue, Cloaca est aux antipodes des machines « malades » de Tinguely ; si Cloaca tombe malade, il faut, d’urgence, la soigner ; d’où l’importance de la dimension de maintenance de l’œuvre, qui constitue une part significative ( - et pas des moindres, pour les Commissaires d’exposition !) de sa réalisation en tant qu’œuvre. Avec son architecture transparente et design, Cloaca est l’image même de la santé ; c’est une machine bonne vivante, qui se fait moins miroir de la production industrielle et du machinisme, que d’un rapport scientifique au corps – d’une libido sciendi clairement à l’œuvre dans toutes les réalisations travaillant sur la transparence du corps.

Enfin, alors que les dessins de la Métamatic n°17 de Tinguely sont produits de manière purement aléatoire, les produits de Cloaca sont le résultat d’un processus clinique parfaitement contrôlé. Et c’est même l’un des enjeux de la participation des Chefs à l’exposition lyonnaise, qui revêt ainsi une dimension objectivement expérimentale, explicitement revendiquée par certains d’entre eux, comme P.Chavent et A.Alexanian par exemple: il s’agit en effet de savoir quelles causes produiront quels effets : - comment la machine transformera-t-elle tels aliments - crus, ou à quel degré de cuisson, de telle consistance et de telle couleur… en résidus de tel ou tel aspect, telle ou telle qualité – preuve manifeste de la qualité de la digestion ?

Malgré sa nature de tube digestif, Cloaca n’est pas du côté du déchet, du sale, du matériau de récupération et du bricolage ; elle est au contraire visuellement parfaitement nette, reluisante, et paradoxalement hygiénique. Elle est plutôt de ces machines utopiques qui forgent une image positive du progrès.