« Arrhe est à Art ce que merdre est à merde »
Marcel Duchamp
Parlons net: ne retenir de l’oeuvre de Wim Delvoye que
le paradigme « Cloaca-machine à merde » est
une vision réductrice qui ne permet pas de comprendre
la continuité de la démarche de l’artiste
entre cette machine et d’autres pièces n’apparaissant
pas comme scatologiques ou moins directement, telles que les
cochons tatoués, les vitraux X-ray, les pelles décorées
ou les engins de construction ouvragés. En fait, Cloaca
dit, à sa manière ce que d’autres œuvres
de Wim Delvoye expriment à travers des langages différents.
Or, la question de l’argent - de l’art comme circuit économique,
de l’art comme marché, est au centre de la réflexion
de l’art sur lui-même ; à ce titre, la « merda
d’artista », proposée au public par Manzoni en
1961, s’impose comme une référence incontournable.
Cependant,
Wim Delvoye va bien plus loin encore que Manzoni dans le questionnement
des liens
entre l’art et l’argent – c’est à dire
aussi, dans la quête alchimique qui consiste à transformer
la merde en or: il a substitué à la boîte
de conserve opaque, un emballage en plastique transparent, façon
saucisse Herta, qui laisse voir son contenu dans toute sa réalité ;
ainsi, il met à nu, déplace et radicalise ce que
Manzoni avait dit symboliquement, à savoir l’équation
entre l’art, la merde et l’argent.
Manzoni avait
en effet décrété que la merde
d’artiste se vendait au poids et suivant le cours de l’or.
Or, la commercialisation de la merde comme œuvre d’art
est bien plus qu’un geste de dérision ; en effet,
en 61, les théories psychanalytiques étaient largement
répandues : pour Freud,
les excréments constituent
le premier cadeau que fait l’enfant à ses proches
; et la fascination de l’enfant pour son caca, si elle
est vite réprimée par l’éducation,
ne s’en trouve pas moins déplacée dans bon
nombre de cas vers des objets au caractère moins offensant,
parmi lesquels au premier chef, l’argent.
L’introduction de la merde en art – au delà de
sa représentation, fréquente dans la peinture
de genre, permettait
donc de souligner l’aspect fétichiste
de l’œuvre, et invitait à réfléchir
sur la notion de sa valeur. Mais dans le cas
de Manzoni, l’œuvre s’intitule « Merde
d’artiste »,
et l’opération qui aurait permis sa production (si
elle avait été réelle) aurait été l’exercice
d’une fonction naturelle ; tandis que chez Wim Delvoye,
le titre « Cloaca » renvoie à un univers neutre, à une
machine dûment construite, qui, in fine, produit effectivement
de la merde. Chez l’un, l’artiste vend « sa » merde
; chez l’autre, il délègue sa fabrication à un
tiers artificiel, et vend le spectacle de cette fabrication,
et son produit.