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Culture commune  
Machine et technologie  
LE CORPS
Le marché de l'art  
  Le corps et ses restes
  Boire, manger, digérer
  Ceci est mon corps
  Humanisme
 


















__Mike Kelley - Manipulating Mass-Produced, Idealized Objects, 1990



___Gilbert & Georges - Spit on shit, 1996



__Nam June Paik
- K-456, 1964
 
  Ceci est mon corps
 

 

Si Cloaca et l’oeuvre de Manzoni ont un air de famille, ne serait-ce que dans la mise en équation de l’art et de la merde, une différence fondamentale sépare les deux artistes. La Merde d’artiste n’existe en effet pas chez Manzoni. Et son fantôme même est neutralisé par le subterfuge de la boîte close, qui le rend invisible, incolore, inodore; c’est une idée de merde. L’alimentation, le transit et la production de Cloaca sont au contraire tout ce qu’il y a de plus réel: ils sont visibles, ont une consistance, ils sentent, bref ce sont de vrais aliments, une vraie merde. La volonté de l’artiste de réaliser la machine la plus transparente possible va dans le sens de cette matérialité: ses ingrédients, leur transformation ne sont pas de simples symboles; ils sont explicitement exhibés comme processus donné à voir, qui restitue de la manière la plus exacte possible, chimiquement parlant, le phénomène de la digestion humaine.

Au cours d’un entretien, Wim Delvoye décrit Cloaca comme « une boîte transparente comme Beaubourg », cette architecture qui montre ses tripes. Pour autant, la mise en scène du corps n’est pas chez Wim Delvoye de l’ordre du happening ; elle vise plutôt à se substituer à une « sculpture-objet ». Si elle prend la forme de la performance, c’est sur le mode ironique. La seule oeuvre vidéo de Wim Delvoye à ce jour nous donne à voir une séance de pressage de comédons; il s’agit bien là comme dans le body art, de fluides et de sécrétions corporelles. Mais la pièce fonctionne au second degré comme clin d’œil au travail de quelqu’un comme Acconci par exemple qui se filme effectuant toutes sortes d’actions: manger de l’herbe jusqu’à s’étouffer, s’arracher les cheveux…
L’exigence d’authenticité n’est pas pour autant un principe en soi du travail de Wim Delvoye, bien au contraire: chez lui, le trucage photographique est toujours explicite, comme dans la série des « Chérie, les lasagnes sont dans le frigo » ou « la sonnette est cassée prière de frapper » ; la référence au Land Art y est doublement ironique, et c’est l’évidence du travail numérique sur l’image qui fait chambre d’écho – qui permet de mesurer l’écart entre cette haute époque de l’histoire de l’art moderne, et la post-modernité d’une part ; entre les ambitions de l’une, et le souci de quotidienneté de l’autre, d’autre part; de même, dans ses mosaïques en charcuterie, si Wim Delvoye joue à susciter l’illusion, comme dans les anciens trompe-l’œil (nous croyons voir de véritables rondelles de salami), c’est pour mieux la rendre sensible – et suggérer un rapport d’équivalence entre cette illusion, et nos erreurs de jugement – nos a priori normatifs.

La seule chose qui doit être vraie, dans son œuvre, c’est le corps, conçu comme haut lieu de l’expérimentation. Les cochons doivent être de vrais cochons ( et c’est encore mieux s’ils peuvent être vivants), les scènes érotiques des radiographies ont réellement eu lieu, l’artiste insiste d’ailleurs volontiers sur ce point, en précisant qu’il s’agit d’amis, de parents. Et cette volonté d’authenticité va de pair avec la tentative d’humaniser ces images a priori uniquement médicales en jouant sur les accessoires métalliques visibles aux rayons X tels que lunettes, piercings, fausses dents, godemichés, et autres babioles. Wim Delvoye est en cela plus proche de l’art corporel des années soixante que de l’art corporel des années quatre-vingt-dix tel que l’illustre par exemple Matthew Barney : dans les années soixante, le corps apparaît comme le dernier refuge de l’authenticité ; dans les années quatre-vingt-dix, il serait devenu le support privilégié du faux, de l’artifice et du trucage.
L’expérience réelle, sans tricherie est au cœur des expériences qui se développent dans les années 1960, notamment autour d’Otto Muehl, Günther Brus, et Hermann Nitsch, les fondateurs de l’Actionnisme viennois. Chez ces artistes, le corps est mobilisé dans sa réalité immédiate, avec toute sa puissance pulsionnelle ; puissance qui apparaît avec une extrême violence dans une pièce comme le Théâtre des Orgies et des Mystères, qui consiste en un enfermement de 3 jours des artistes avec un certain nombre de participants, au cours duquel, entre autres, un agneau (mort) est exposé sur une croix, du sang est déversé à flot sur les individus présents.

Le corps était alors mis en scène de manière rituelle, et son authenticité résidait dans sa capacité de libération: il s’agissait de faire ressurgir l’interdit et le refoulé de la vie organique. Beuys s’enfermait des jours et des nuits avec un chacal, et faisait de sa relation à un lièvre mort, un ensemble de performances. Dans cette expression du refoulé de la vie organique, les excréments jouaient un rôle majeur:
Mike Kelley rejouait ainsi dans de nombreuses pièces l’univers souvent anal et scatologique de l’enfance ; dans un happening intitulé Nostalgic Depiction of the innocence of Childhood, il s’employait avec quelques acolytes à chier sur des peluches… Dans un tout autre registre, les performances de Gilbert et Georges ( - dont certaines œuvres mobilisent un vocabulaire plastique étonnemment proche de celles de Wim Delvoye) – proposent elles aussi une scénarisation du corps beaucoup moins distanciée, beaucoup plus physique et incarnée que celle de Cloaca par exemple.
La performance la plus, et la moins comparable au dispositif de Cloaca, est peut-être l’Androïd de
Nam June Paik, qui déféquait tout en déambulant dans les rues de New-York, en 1962 ; il s’agissait en effet, comme jadis avec le canard de Vaucanson, de donner corps à l’homme- machine, sous l’avatar de l’automate ; mais simulacre de digestion, l’Androïd est plus proche du canard que de Cloaca.
C’est donc à très juste titre que Wim Delvoye souligne le caractère « clinique » de son travail. Le corps authentique – le mien, le sien, le nôtre – se passe, lui, rigoureusement de toute forme d’exhibitionisme.