Là où ça
sent la merde
ça sent l’être,
L’homme aurait très bien pu ne pas chier,
Ne pas ouvrir la poche anale,
Mais il a choisi de chier
Comme il aurait choisi de vivre
Au lieu de consentir à vivre mort.
Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu
Cloaca ne peut être saisie dans toute sa signification
si on ne la réinscrit pas dans un mouvement artistique
plus large qui depuis les années soixante, en particulier
avec Manzoni et le Body
Art, a travaillé à la réhabilitation
du corps et de son refoulé. Contre un art platonicien
qui ne touche pas le corps de l’art, ces artistes ont cherché à redonner à l’art
sa dimension incarnée, soit en faisant du corps de l’artiste
même le support de l’œuvre, soit en faisant
des sécrétions corporelles et de la matière
organique un medium plastique à part entière.
Par là, ils contribuaient aussi à interroger le
clivage entre les objets d’art de notre tradition occidentale,
purs objets de délectation esthétique - et ces
objets puissants qu’une histoire de l’art extensive
a fait entrer dans notre Panthéon, au rayon des arts primitifs
ou Arts Premiers - objets chargés de sang, de matières,
et de sens.
Ainsi, Piero Manzoni n’est-il pas seulement l’auteur
de la Merda d’artista ;
il a aussi réalisé des tableaux achromes à partir
d’éléments
organiques tels que peau de lapin, kaolin, paille, sang. Dans
ces tableaux, plus que dans la Merda d’Artista, ( laquelle
n’est justement pas convoquée dans sa matérialité,
puisque c’est de l’étoupe en boîte),
la substance organique fait véritablement l’objet
d’un travail plastique. Ce recours au physiologique va
dans le sens d’une valorisation concrète du corps
au présent, par la mise en scène de ses fragments
et de ses résidus.
Cet intérêt pour les productions corporelles est
un trait essentiel de la démarche, pourtant toute autre,
du body art:
Dans une œuvre de Vito Acconci intitulée Run
Off,
dont le sous-titre est « courir sur place pendant deux
heures, en transpirant beaucoup », le déchet corporel
périssable, en l’occurrence la transpiration, apparaît
comme une finalité du processus artistique. Dans un autre
registre, Gina Pane baptise Autoportrait (s), la récolte
d’une semaine de son sang menstruel. Le sang apparaît
en effet comme une matière doublement corporelle: rejeté ainsi
de l’organisme, il est un déchet, mais il reste
avant tout fluide vital. Quand Michel Journiac fabrique un Boudin
au sang humain, l’aliment ainsi produit est à la
fois d’origine corporelle et nourriture corporelle. En
effet, dans ces propositions, le corps doit être considéré non
comme un système isolé, mais bien plutôt
comme une ouverture sur l’extérieur, lieu ouvert
où des choses entrent d’un côté et
sortent de l’autre après avoir subi des modifications.
Nature
morte ?
L’œuvre majeure de Wim Delvoye, Cloaca, semble bien
s’apparenter à cette forme particulière de
rematérialisation à l’œuvre dans l’art
contemporain, qui consiste à mettre l’accent, dans
l’évocation des processus organiques, sur la décomposition
de la matière vivante; comparable, à ce titre,
au travail de Sam Taylor-Wood, « Still life 2001 »,
qui montre, en 3’44, une coupe de fruits moisir, se ratatiner,
retourner à l’état de poussière. Façon
aussi de mettre à nu l’inquiétante déliquescence
au cœur de toute « nature morte » - cet « arrangement
en train de se désagréger » (Claudel).
En vérité, la nature morte est tout sauf morte
; et ce que l’ancien genre donnait à voir symboliquement,
Cloaca le donne à voir et à sentir - de la « table
servie » par des Chefs, versée dans l’entonnoir
du grand corps artificiel, aux étrons de diverses textures – leur
inéluctable devenir. Dans la nature morte ancienne, le
passage du mangeur était imminent, mais suspendu, et sa
consommation, vouée à l’invisibilité ;
Cloaca actualise cette collaboration des choses bonnes et belles à contempler – et
du prédateur, dévoreur et digérateur. Le
fruit ne pourrira pas, il se transformera dans le ventre de la
machine. Paradoxalement, mais dans la ligne de l’héritage
culturel des Pays-Bas, dans Cloaca, rien ne se perd.