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Wim Delvoye est-il un cynique?  
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ARTISANAT, ART, SCIENCE
  Wim Delvoye et le technè antique
  Wim Delvoye, la Renaissance et les Lumières
  L'artiste et le scientifique











___Wim Delvoye - Caterpillar #2, 2001


___Wim Delvoye - Logo cloaca













___Canard de Vaucanson, 1738-1739
 
  Wim Delvoye, la Renaissance et les Lumières
 

La Renaissance italienne réactive partiellement les définitions et les pratiques antiques de l'art. On peut penser, bien sûr, à la figure de Léonard de Vinci, artiste-inventeur de génie; mais aussi, à la fondation d'Académies où l'artisanat s'émancipe, et allie le savoir au savoir-faire : les artisans sont aussi formés en tant que géomètres, philosophes (c'est-à-dire à l'époque, en physiciens)... Dans ces institutions, l'art est soumis aux règles de perspective et d'anatomie. Pendant la Renaissance, art et science avancent ainsi à l’unisson : il est curieux de noter que les nombreux savants de l'époque utilisaient les mêmes instruments de mesure que les artistes, et répondaient aux mêmes interrogations.
Wim Delvoye renoue sensiblement avec cette conception de l'art comme frère jumeau de la science. Il utilise les mêmes instruments que le scientifique : rayons x et produits chimiques révélateurs, cartographie, enzymes, alambics et bocaux, conditionnement sous vide et plexiglas, lunettes d'astronomie; il se sert de l'informatique pour concevoir le découpage ciselé du formica pour les
caterpillars et le graphisme des logos Cloaca... Il partage aussi avec le scientifique ou le médecin certaines interrogations : voir à l'intérieur du corps (cloaca, vitraux) et percer par ce biais certains mystères de la vie; se représenter avec exactitude la surface du monde (cartes)... La technique scientifique est bien présente, dans le concept même de l'oeuvre comme dans sa réalisation. Wim Delvoye pousse très loin l'émulsion art(isanat)-science ; ses vitraux, par exemple, sont emblématiques de cette combinatoire: vitrail + rayons x. D'ailleurs, certaines oeuvres font explicitement référence à l'art du passé dans ce qu'il a de plus spectaculaire, scientifiquement et techniquement : on songera par exemple au caterpillar imitant avec précision l'architecture de Notre-Dame. Sans être à proprement parler un avatar contemporain de l'artiste-savant de la Renaissance (puisqu’il ne fait pas, mais conçoit seulement), Wim Delvoye est proche de cette figure. D'une certaine façon, il en est plus proche que des définitions ultérieures de l'artiste prenant parti contre la science et sa tendance prétendue à l'objectivité, au nom de l'importance de l'émotion. Wim Delvoye semble totalement détaché de ce discours.

A l’époque des Lumières, la liaison art et science se renouvelle de multiples façons ; les recherches dans le domaine du machinisme et de l’automatisme se multiplient ; particulièrement remarquables sont les travaux qui visent à fabriquer un organisme artificiel (précurseur du moderne robot), et la multiplication des automates androïdes, parleurs ou digérateurs, auxquels l’homme machine cartésien avait fourni un modèle théorique. C’est ainsi qu’en 1738, l’ingénieur Jacques de Vaucanson (1709-1782) présente, à côté de deux automates musicien un « canard digérateur », qui bat des ailes, picore et défèque. Ce canard est doté, selon son inventeur, de plus de 400 pièces articulées ; pour réaliser ses intestins, Vaucanson dit avoir eu recours au caoutchouc – matériau nouveau qu’il a effectivement utilisé pour la réalisation d’un automate à circulation sanguine, qui lui avait été commandé par Frédéric le Grand. L’ambition de Vaucanson, qui travaille en collaboration étroite avec le chirurgien Le Cat (170-1768), et fait partie de l’Académie des Sciences en 1764, est explicitement de fournir à la science des modèles anatomiques performants – de créer des « anatomies mouvantes », reproduisant à l’identique les principales fonctions physiologiques (respiration, circulation, digestion). Ses automates sont reçus comme de parfaites merveilles scientifiques ; « Le hardi Vaucanson, écrit Voltaire, rival de Prométhée, semblait, de la nature imitant les ressorts, /Prendre le feu de cieux pour animer les corps ».
Le chef-d’œuvre de
Vaucanson, son Canard, peut-il être considéré comme un précurseur de Cloaca ? En un sens, oui ; il s’agit bien, pour Wim Delvoye comme pour l’ingénieur des Lumières, « d’obtenir l’intelligence expérimentale d’un mécanisme ». Mais le canard était d’abord une sculpture creuse, recouverte de feuilles dorée, qui ajoutaient à son merveilleux tout en dissimulant la supercherie de ses performances : si son mécanisme lui permettait de voler, il ne lui permettait pas de digérer, ni d’excréter. Automate mécanique, et non chimique ou biologique, le canard est un faux - le trucage a été découvert au 19ème siècle). Rien à voir donc avec Cloaca, qui, réalisée avec la participation d’une équipe de scientifiques, mobilise savoirs et savoir-faire de la biochimie, montre tout, n’a rien à cacher, - digère, et excrète effectivement.

S'il est bien sûr artiste avant d'être scientifique, et n'est d'ailleurs pas un scientifique, l’œuvre de Wim Delvoye n'en est pas moins une synthèse d'art et de technologies de pointe.