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  Bouleversement hierarchique
  "Beau", "net", ou intéressant?



















___Wim Delvoye - Caterpillar #2, 2001
 
  Bouleversement hierarchique
 

Découverte de l'universel dans le particulier, de l’intéressant dans le trivial : dans l'oeuvre de Wim Delvoye, il semble que chaque élément du monde, jusqu'au plus commun (pelles), au plus impur (cloaca, vitraux), devienne digne d'un intérêt que l'oeuvre d'art vise à révéler. Il y a là une nouvelle convergence étonnante avec la peinture de genre flamande, autour du renversement esthétique qui s'y opère — à condition d’admettre que, même si ne se pose plus, dans l’art contemporain, la question du beau — reste celle de l’intérêt . Or, "le peintre constate que la beauté peut se nicher dans l'objet le plus insignifiant, le geste le plus commun, pourvu que lui, le peintre, en ait saisi toute la qualité ", écrit Tzvetan Todorov à propose des genres les plus dévalorisés dans le système normatif de la peinture ancienne. Dès lors, la peinture n'était plus le reflet de ce qui est en soi intéressant, mais son révélateur. L'artiste faisait surgir l'intérêt insoupçonné de l'objet considéré ordinairement comme insignifiant. Plus encore, l'objet se trouvait par là investi d'une portée éthique puisque, par l'accès à cette dignité nouvelle, il renversait non seulement la hiérarchie esthétique mais encore la hiérarchie morale ordinaire. …" Ayant découvert la beauté [de ces nouveaux sujets], les peintres deviennent maintenant les législateurs de la vertu ". L'artiste décidait de montrer l'intérêt de gestes ou d'objets auxquels l'art ne s'était encore jamais intéressé, et qu'il avait même consciemment relégués comme vulgaires et sans noblesse ; dans la peinture de genre flamande, c'est un enfant qui fait dans son pot, un ivrogne qui vomit au premier plan, une jeune fille qui hache des oignons, un client qui se fait servir dans une auberge. [Gérard Ter Borch, Portrait d'un garçon, Grande-Bretagne, coll.particulière. Gérard Dou, Le hachis d'oignons, Londres, collection royale. Frans Van Mieris, Scène d'auberge, La Haye, Mauristhuis.]

Chez Wim Delvoye, c'est un
caterpillar, un cochon, un excrément, un coït. Les objets concernés sont bien évidemment très différents de ceux présentés par l'art flamand du XVIIè siècle, puisque la société, son économie, ses critères esthétiques et moraux, ont profondément évolué depuis. Mais la démarche est, dans le principe, étonnamment proche : il inscrit des viscères et des pratiques sexuelles plus ou moins taboues sur un support d'origine religieuse, donc moralement porteur de sens : le vitrail. En mettant l'accent sur les intestins et la copulation; l'association de ces deux fonctions corporelles transgresse à elle seule un tabou puissant — à perturber notre ordre moral — notre système de valeurs.

L’arbitraire du" beau" ?
S'il y a anoblissement du trivial dans l'art de Wim Delvoye, ce n'est cependant pas dans un processus purement subjectif et arbitraire. Le malentendu consisterait à considérer que le choix de ce qui va être ou non de l'art (une pelle, une bétonneuse...) relève du pur arbitraire de l'artiste. Ce serait une accusation de facilité ; il n'en est rien. L'Esthétique de
Hegel évoque à propos de la peinture de genre flamande une " orientation voulue et délibérée vers l'accidentalité, vers l'existence immédiate, prosaïque et dépourvue de beauté propre ". L'artiste, élevant au rang de beauté des éléments appartenant aux sphères les plus basses de l'existence, donnerait libre cours à sa subjectivité. A cette idée, Tzvetan Todorov répond par une mise en garde : les choses ne sont pas aussi simples. " Nous pouvons peut-être infléchir l'analyse de Hegel, écrit-il : depuis le moment où il écrivait, la subjectivité des artistes dans le choix du beau a atteint un tel degré qu'on a du mal à y voir autre chose qu'un arbitraire généralisé ; par contrecoup, la peinture de Steen et de Ter Borch nous apparaît comme un monument d'objectivité. Plus exactement : Hegel a bien raison d'affirmer qu'écrire des lettres ou manger des huîtres ne sont pas en soi des actions dignes et belles ; mais il va trop loin en ajoutant que leur embellissement dépend du seul caprice subjectif du peintre. Entre la solidité objective et l'arbitraire subjectif, il y a une position intermédiaire, celle de l'entente intersubjective. Tout n'est pas beau en soi (réalité n'équivaut pas à perfection) mais tout ne dépend pas non plus du libre choix de l'artiste ; celui-ci peut simplement nous montrer - et, dans certains cas, nous convaincre - que la beauté gît dans le geste le plus humble. Quand Steen et Ter Borch, De Hooch et Vermeer, Rembrandt et Hals nous font découvrir la beauté des choses, dans les choses, ils ne se comportent pas en alchimistes capables de transformer en or n'importe quelle boue. Ils ont compris que cette femme qui traverse une cour, cette mère qui pèle une pomme, pouvaient être aussi belles que les déesses de l'Olympe, et ils nous incitent à partager cette conviction. Ils nous apprennent à mieux voir le monde, non à nous bercer de douces illusions. Ils n'inventent pas la beauté, ils la découvrent - et nous permettent de la découvrir à notre tour. Menacés aujourd'hui par de nouvelles formes de dégradation de la vie quotidienne, nous sommes, en regardant ces tableaux, tentés d'y découvrir le sens et la beauté de nos gestes les plus élémentaires. "