Découverte de
l'universel dans le particulier, de l’intéressant
dans le trivial : dans l'oeuvre de Wim Delvoye, il semble
que chaque élément
du monde, jusqu'au plus commun (pelles),
au plus impur (cloaca, vitraux),
devienne digne d'un intérêt que l'oeuvre
d'art vise à révéler. Il y a là une
nouvelle convergence étonnante avec la peinture de
genre flamande, autour du renversement esthétique
qui s'y opère — à condition d’admettre
que, même si ne se pose plus, dans l’art contemporain,
la question du beau — reste
celle de l’intérêt . Or, "le peintre constate que la beauté peut
se nicher dans l'objet le plus insignifiant, le geste le
plus commun, pourvu que lui, le peintre, en ait saisi toute
la qualité ", écrit Tzvetan Todorov à propose
des genres les plus dévalorisés dans le système
normatif de la peinture ancienne. Dès lors, la peinture
n'était plus le reflet de ce qui est en soi intéressant,
mais son révélateur. L'artiste faisait surgir
l'intérêt insoupçonné de l'objet
considéré ordinairement comme insignifiant.
Plus encore, l'objet se trouvait par là investi d'une
portée éthique puisque, par l'accès à cette
dignité nouvelle, il renversait non seulement la hiérarchie
esthétique mais encore la hiérarchie morale
ordinaire. …" Ayant découvert la beauté [de
ces nouveaux sujets], les peintres deviennent maintenant
les législateurs de la vertu ". L'artiste décidait
de montrer l'intérêt de gestes ou d'objets auxquels
l'art ne s'était encore jamais intéressé,
et qu'il avait même consciemment relégués
comme vulgaires et sans noblesse ; dans la peinture de genre
flamande, c'est un enfant qui fait dans son pot, un ivrogne
qui vomit au premier plan, une jeune fille qui hache des
oignons, un client qui se fait servir dans une auberge. [Gérard
Ter Borch, Portrait d'un garçon, Grande-Bretagne,
coll.particulière. Gérard Dou, Le
hachis d'oignons,
Londres, collection royale. Frans Van Mieris, Scène
d'auberge, La Haye, Mauristhuis.]
Chez Wim Delvoye, c'est un caterpillar,
un cochon, un excrément,
un coït. Les objets concernés sont bien évidemment
très différents de ceux présentés
par l'art flamand du XVIIè siècle, puisque
la société, son économie, ses critères
esthétiques et moraux, ont profondément évolué depuis.
Mais la démarche est, dans le principe, étonnamment
proche : il inscrit des viscères et des pratiques
sexuelles plus ou moins taboues sur un support d'origine
religieuse, donc moralement porteur de sens : le vitrail.
En mettant l'accent sur les intestins et la copulation; l'association
de ces deux fonctions corporelles transgresse à elle
seule un tabou puissant — à perturber notre
ordre moral — notre système de valeurs.
L’arbitraire du" beau" ?
S'il y a anoblissement du trivial dans l'art de Wim Delvoye,
ce n'est cependant pas dans un processus purement subjectif
et arbitraire. Le malentendu consisterait à considérer
que le choix de ce qui va être ou non de l'art (une
pelle, une bétonneuse...) relève du pur arbitraire
de l'artiste. Ce serait une accusation de facilité ;
il n'en est rien. L'Esthétique de Hegel évoque à propos
de la peinture de genre flamande une " orientation voulue
et délibérée vers l'accidentalité,
vers l'existence immédiate, prosaïque et dépourvue
de beauté propre ". L'artiste, élevant
au rang de beauté des éléments appartenant
aux sphères les plus basses de l'existence, donnerait
libre cours à sa subjectivité. A cette idée,
Tzvetan Todorov répond par une mise en garde : les
choses ne sont pas aussi simples. " Nous pouvons peut-être
infléchir l'analyse de Hegel, écrit-il : depuis
le moment où il écrivait, la subjectivité des
artistes dans le choix du beau a atteint un tel degré qu'on
a du mal à y voir autre chose qu'un arbitraire généralisé ;
par contrecoup, la peinture de Steen
et de Ter Borch nous
apparaît comme un monument d'objectivité. Plus
exactement : Hegel a bien raison d'affirmer qu'écrire
des lettres ou manger des huîtres ne sont pas en soi
des actions dignes et belles ; mais il va trop loin en ajoutant
que leur embellissement dépend du seul caprice subjectif
du peintre. Entre la solidité objective et l'arbitraire
subjectif, il y a une position intermédiaire, celle
de l'entente intersubjective. Tout n'est pas beau en soi
(réalité n'équivaut pas à perfection)
mais tout ne dépend pas non plus du libre choix de
l'artiste ; celui-ci peut simplement nous montrer - et, dans
certains cas, nous convaincre - que la beauté gît
dans le geste le plus humble. Quand Steen et Ter Borch,
De Hooch et Vermeer, Rembrandt et Hals nous font découvrir
la beauté des choses, dans les choses, ils ne se comportent
pas en alchimistes capables de transformer en or n'importe
quelle boue. Ils ont compris que cette femme qui traverse
une cour, cette mère qui pèle une pomme, pouvaient être
aussi belles que les déesses de l'Olympe, et ils nous
incitent à partager cette conviction. Ils nous apprennent à mieux
voir le monde, non à nous bercer de douces illusions.
Ils n'inventent pas la beauté, ils la découvrent
- et nous permettent de la découvrir à notre
tour. Menacés aujourd'hui par de nouvelles formes
de dégradation de la vie quotidienne, nous sommes,
en regardant ces tableaux, tentés d'y découvrir
le sens et la beauté de nos gestes les plus élémentaires. "