L’ouverture du corps ne donne pas
seulement lieu à l’engloutissement de la nature
par l’homme et à la métamorphose réciproque
entre humanité et animalité : l’hybridation
est universelle et touche toutes les créatures, animées
ou inanimées ; ce processus d’absorption des
corps les uns dans les autres est particulièrement
visible dans les peintures de Jérôme
Bosch;
dans cet univers, il n’y a plus de séparations
entre les différents règnes de la nature :
tout se mélange et s’absorbe, les choses rentrent
dans l’indifférenciation et l’enchevêtrement
généralisé des créatures ; le
monde, dit Bosch, n’est pas si dissocié qu’on
le croit, il y a bien une communauté des êtres
de par leur propriétés physiques mises en valeur
au dépens d’autres facultés qui auraient,
elles, pour effet de les éloigner.
Supplices, délices
Le processus d’hybridation va très loin chez Bosch :
dans Le jardin des délices,
des hommes sont mangés
et digérés par un immense oiseau (tandis que
de l’anus de l’homme mangé sortent et
s’envolent
des oiseaux noirs), puis déféqués dans
un bocal duquel ils ressortent vivants pour s’enfoncer
vers le bas dans un trou, ouverture de la terre : à l’orifice
anal succède l’orifice terrestre, l’homme
y pénètre après avoir pénétré dans
l’organisme de l’animal : tout rentre dans tout.
On assiste à une hybridation universelle : les jambes
d’un homme sortent d’une extrémité,
et à l’autre, une autre paire de jambes sort
de la gueule ouverte du poisson : l’engloutissement
est généralisé, les règnes végétal,
animal et humain s'interpénètrent : les hommes
sortent des oeufs et des fruits tout en en mangeant, ils
rentrent dans les poissons, ils sont faits prisonniers d’une
gigantesque moule, une fraise sort de l’anus d’un
homme à l’envers et de cette fraise sortent
un oiseau et une plante ; tout est digéré et
digérant, c’est l’immense banquet de la
nature, l’accouplement universel que Bosch offre à notre
vue. Son univers enfante une véritable tératologie:
la femme devient cheval, chevauchée par un homme et
portant un harnais ; l’anus se fait oeil et le gros
ventre se fait visage, les jambes se décomposent en
branchages morts, les cerfs sont évêques, habillés
du manteau rouge et portant un sceptre, le prêtre est
une fouine dont l’intérieur du corps sanglant
est visible.
Monstres
Si chez Bosch, le cochon, habillé d’un voile
de bonne soeur, tentait d’embrasser un homme, chez
Wim Delvoye, il se fait tatouer du signe Harley Davidson.
L’observation des peintures de Bosch invite à découvrir
une préoccupation fondamentale de l’oeuvre de
Wim Delvoye: la monstruosité. En effet, chez lui,
l’hybridation ne prend pas seulement la forme d’un
joyeux banquet de la nature, mais celle d’un engloutissement
généralisé qui enfante des monstres.
De ce point de vue, le tube digestif géant que constitue
Cloaca n’est-il pas aussi une machine monstrueuse qui
engloutit et glougloute ? Les oiseaux qui entrent dans un
arbre au travers d’un vagin sado- masochiste et les
cochons motards sont à la fois ridicules et inquiétants
: Wim Delvoye ne serait-il pas, lui aussi, un artiste profondément
satirique, qui place l’homme face à une possible
monstruosité du monde et de lui-même ?