__traduction Joseph Roy
« le caractère fétiche
de la marchandise et son secret ».
Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque
chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre
analyse a montré au contraire que c'est une chose très
complexe, pleine de subtilités métaphysiques et
d'arguties théologiques.
(…)
D'où provient donc le caractère énigmatique
du produit du travail, dès qu'il revêt la forme
d'une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même.
Le caractère d'égalité des travaux humains
acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure
des travaux individuels par leur durée acquiert la forme
de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les
rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères
sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport
social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits
se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses
qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales.
C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le nerf
optique ne se présente pas comme une excitation subjective
du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque
chose qui existe en dehors de l'œil. Il faut ajouter que
dans l'acte de la vision la lumière est réellement
projetée d'un objet extérieur sur un autre objet,
l'œil ; c'est un rapport physique entre des choses physiques.
Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du
travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature
physique. C'est seulement un rapport social déterminé des
hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique
d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce
phénomène, il faut la chercher dans la région
nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau
humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués
de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre
eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme
dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme
attaché aux produits du travail, dès qu'ils se
présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable
de ce mode de production.
En général, des objets d'utilité ne deviennent
des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux
privés exécutés indépendamment les
uns des autres. L'ensemble de ces travaux privés forme
le travail social, Comme les producteurs n'entrent socialement
en contact que par l'échange de leurs produits, ce n'est
que dans les limites de cet échange que s'affirment d'abord
les caractères sociaux de leurs travaux privés.
Ou bien les travaux privés ne se manifestent en réalité comme
divisions du travail social que par les rapports que l'échange établit
entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs.
Il en résulte que pour ces derniers les rapports de leurs
travaux privés apparaissent ce qu'ils sont, c'est-à-dire
non des rapports sociaux immédiats des personnes dans
leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports
sociaux entre les choses.
C'est seulement dans leur échange que les produits du
travail acquièrent comme valeurs une existence sociale
identique et uniforme, distincte de leur existence matérielle
et multiforme comme objets d'utilité. Cette scission du
produit du travail en objet utile et en objet de valeur s'élargit
dans la pratique dès que l'échange a acquis assez
d'étendue et d'importance pour que des objets utiles soient
produits en vue de l'échange, de sorte que le caractère
de valeur de ces objets est déjà pris en considération
dans leur production même. A partir de ce moment, les travaux
privés des producteurs acquièrent en fait un double
caractère social. D'un côté, ils doivent être
travail utile, satisfaire des besoins sociaux, et, s'affirmer
ainsi comme parties intégrantes du travail général,
d'un système de division sociale du travail qui se forme
spontanément ; de l'autre côté, ils ne satisfont
les besoins divers des producteurs eux-mêmes, que parce
que chaque espèce de travail privé utile est échangeable
avec toutes les autres espèces de travail privé utile,
c'est-à-dire est réputé leur égal.
L'égalité de travaux qui diffèrent toto
coelo les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction
de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur
caractère commun de dépense de force humaine, de
travail humain en général, et c'est l'échange
seul qui opère cette réduction en mettant en présence
les uns des autres sur un pied d'égalité les produits
des travaux les plus divers.
Le double caractère social des travaux privés ne
se réfléchit dans le cerveau des producteurs que
sous la forme que leur imprime le commerce pratique, l'échange
des produits. Lorsque les producteurs mettent en présence
et en rapport les produits de leur travail à titre de
valeurs, ce n'est pas qu'ils voient en eux une simple enveloppe
sous laquelle est caché un travail humain identique ;
tout au contraire : en réputant égaux dans l'échange
leurs produits différents, ils établissent par
le fait que leurs différents travaux sont égaux.
Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit
sur le front ce qu'elle est. Elle fait bien plutôt de chaque
produit du travail un hiéroglyphe.