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  Georges Bataille_ Oeuvres complètes I, Premiers écrits 1922-1940
 

 

L'anus solaire

Il est clair que le monde est purement parodique, c'est-à-dire que chaque chose qu'on regarde est la parodie d'une autre, ou encore la même chose sous une forme décevante.
Depuis que les phrases circulent dans les cerveaux occupés à réfléchir, il a été procédé à une identification totale, puisque à l'aide d'un copule chaque phrase relie une chose à l'autre; et tout serait visiblement lié si l'on découvrait d'un seul regard dans sa totalité le tracé laissé par un fil d'Ariane, conduisant la pensée dans son propre labyrinthe.
Mais le copule des termes n'est pas moins irritant que celui des corps. Et quand je m'écrie : JE SUIS LE SOLEIL, il en résulte une érection intégrale, car le verbe être est le véhicule de la frénésie amoureuse.

Tout le monde a conscience que la vie est parodique et qu'il manque une interprétation.
Ainsi le plomb est la parodie de l'or.
L'air est la parodie de l'eau.
Le cerveau est la parodie de l'équateur.
Le coït est la parodie du crime.

L'or, l'eau, l'équateur ou le crime peuvent indifféremment être énoncés comme le principe des choses.
Et si l'origine n'est pas semblable au sol de la planète paraissant être la base, mais au mouvement circulaire que la planète décrit autour d'un centre mobile, une voiture, une horloge ou une machine à coudre peuvent également être acceptées en tant que principe générateur.

Les deux principaux mouvements sont le mouvement rotatif et le mouvement sexuel, dont la combinaison s'exprime par une locomotive composée de roues et de pistons.
Ces deux mouvements se transforment l'un en l'autre réciproquement.
C'est ainsi qu'on s'aperçoit que la terre en tournant fait coïter les animaux et les hommes et (comme ce qui résulte est aussi bien la cause que ce qui provoque) que les animaux et les hommes font tourner la terre en coïtant.
C'est la combinaison ou transformation mécanique de ces mouvements que les alchimistes recherchaient sous le nom de pierre philosophale.
C'est par l'usage de cette combinaison de valeur magique que la situation actuelle de l'homme est déterminée au milieu des éléments.

Un soulier abandonné, une dent gâtée, un nez trop court, le cuisinier crachant dans la nourriture de ses maîtres sont à l'amour ce que le pavillon est à la nationalité.
Un parapluie, une sexagénaire, un séminariste, l'odeur des oeufs pourris, les yeux crevés des juges sont les racines par lesquelles l'amour se nourrit.
Un chien dévorant l'estomac d'une oie, une femme ivre qui vomit, un comptable qui sanglote, un pot à moutarde représentent la confusion qui sert à l'amour de véhicule.

Un homme placé au milieu des autres est irrité de savoir pourquoi il n'est pas l'un des autres.
Couché dans un lit auprès d'une fille qu'il aime, il oublie qu'il ne sait pas pourquoi il est lui au lieu d'être le corps qu'il touche.
Sans rien en savoir, il souffre à cause de l'obscurité de l'intelligence qui l'empêche de crier qu'il est lui même la fille qui oublie sa présence en s'agitant dans ses bras.

Ou l'amour, ou la colère infantile, ou la vanité d'une douairière de province, ou la pornographie cléricale, ou le solitaire d'une cantatrice égarent des personnages oubliés dans des appartements poussiéreux.
Ils auront beau se chercher avidement les uns les autres : ils ne trouveront jamais que des images parodiques et s'endormiront aussi vides que des miroirs.

La fille absente et inerte qui est suspendue à mes bras sans rêver n'est pas plus étrangère à moi que la porte ou la fenêtre à travers lesquel[le]s je peux regarder ou passer.
Je retrouve l'indifférence (qui lui permet de me quitter) quand je m'endors par incapacité d'aimer ce qui arrive.
Il lui est impossible de savoir qui elle retrouve quand je l'étreins parce qu'elle réalise obstinément un oubli entier.
Les systèmes planétaires qui tournent dans l'espace comme des disques rapides et dont le centre se déplace également en décrivant un cercle infiniment plus grand ne s'éloignent continuellement de leur propre position que pour revenir vers elle en achevant leur rotation.
Le mouvement est la figure de l'amour incapable de s'arrêter sur un être en particulier et passant rapidement de l'un à l'autre.
Mais l'oubli qui le conditionne ainsi n'est qu'un subterfuge de la mémoire.

Un homme s'élève aussi brusquement qu'un spectre sur un cercueil et s'affaisse de la même façon.
Il se relève quelques heures après puis il s'affaisse de nouveau et ainsi de suite chaque jour : ce grand coït avec l'atmosphère céleste est réglé par la rotation terrestre en face du soleil.
Ainsi, bien que le mouvement de la vie terrestre soit rythmé par cette rotation, l'image de ce mouvement n'est pas la terre tournante mais la verge pénétrant la femelle et en sortant presque entièrement pour y rentrer.

L'amour et la vie ne paraissent individuels sur la terre que parce que tout y est rompu par des vibrations d'amplitude et de durée diverses.
Toutefois, il n'y a pas de vibrations qui ne soient pas conjuguées avec un mouvement continu circulaire, de mime que sur la locomotive qui roule à la surface de la terre, image de la métamorphose continuelle.

Les êtres ne trépassent que pour naître à la manière des phallus qui sortent des corps pour y entrer.

Les plantes s'élèvent dans la direction du soleil et s'affaissent ensuite dans la direction du sol.
Les arbres hérissent le sol terrestre d'une quantité innombrable de verges fleuries dressées vers le soleil.
Les arbres qui s'élancent avec force finissent brûlés par la foudre ou abattus, ou déracinés. Revenus au sol, ils se relèvent identiquement avec une autre forme.
Mais leur coït polymorphe est fonction de la rotation terrestre uniforme.

L'image la plus simple de la vie organique unie à la rotation est la marée.

Du mouvement de la mer, coït uniforme de la terre avec la lune, procède le coït polymorphe et organique de la terre et du soleil.
Mais la première forme de l'amour solaire est un nuage qui s'élève au dessus de l'élément liquide.
Le nuage érotique devient parfois orage et retombe vers la terre sous forme de pluie pendant que la foudre défonce les couches de l'atmosphère.
La pluie se redresse aussitôt sous forme de plante immobile.

La vie animale est entièrement issue du mouvement des mers et, à l'intérieur des corps, la vie continue à sortir de l'eau salée.
La mer a joué ainsi le rôle de l'organe femelle qui devient liquide sous l'excitation de la verge.
La mer se branle continuellement,
Les éléments solides contenus et brassés par l'eau animée d'un mouvement érotique en jaillissent sous forme de poissons volants.

L'érection et le soleil scandalisent de même que le cadavre et l'obscurité des caves.
Les végétaux se dirigent uniformément vers le soleil et, au contraire, les êtres humains, bien qu'ils soient phalloïdes, comme les arbres, en opposition avec les autres animaux, en détournent nécessairement les yeux.
Les yeux humains ne supportent ni le soleil, ni le coït, ni le cadavre, ni l'obscurité, mais avec des réactions différentes..

Quand j'ai le visage injecté de sang, il devient rouge et obscène.
Il trahit en même temps, par des réflexes morbides, l'érection sanglante et une soif exigeante d'impudeur et de débauche criminelle.
Ainsi je ne crains pas d'affirmer que mon visage est un scandale et que mes passions ne sont exprimées que par le JÉSUVE.
Le globe terrestre est couvert de volcans qui lui servent d'anus.

Bien que ce globe ne mange rien, il rejette parfois au dehors le contenu de ses entrailles.
Ce contenu jaillit avec fracas et retombe en ruisselant sur les pentes du Jésuve, répandant partout la mort et la terreur.

En effet, les mouvements érotiques du sol ne sont pas féconds comme ceux des eaux mais beaucoup plus rapides.
La terre se branle parfois avec frénésie et tout s'écroule à sa surface.

Le Jésuve est ainsi l'image du mouvement érotique donnant par effraction aux idées contenues dans l'esprit la force d'une éruption scandaleuse.

Ceux en qui s'accumule la force d'éruption sont nécessairement situés en bas.
Les ouvriers communistes apparaissent aux bourgeois aussi laids et aussi sales que les parties sexuelles et velues ou parties basses : tôt ou tard il en résultera une éruption scandaleuse au cours de laquelle les têtes asexuées et nobles des bourgeois seront tranchées.

Désastres, les révolutions et les volcans ne font pas l'amour avec les astres.
Les déflagrations érotiques révolutionnaires et volcaniques sont en antagonisme avec 1e ciel.
De même que les amours violents, ils se produisent en rupture de ban avec la fécondité.
A la fécondité céleste s'opposent les désastres terrestres, image de l'amour terrestre sans condition, érection sans issue et sans règle, scandale et terreur.

C'est ainsi que l'amour s'écrie dans ma propre gorge : je suis le Jésuve, immonde parodie du soleil torride et aveuglant.
Je désire être égorgé en violant la fille à qui j'aurai pu dire : tu es la nuit.
Le Soleil aime exclusivement la Nuit et dirige vers la terre sa violence lumineuse, verge ignoble, mais il se trouve dans l'incapacité d'atteindre le regard au la nuit bien que les étendues terrestres nocturnes se dirigent continuellement vers l'immondice du rayon solaire.

L'anneau solaire est l'anus intact de son corps à dix-huit ans auquel rien d'aussi aveuglant ne peut être comparé à l'exception du soleil, bien que l'anus soit la nuit.