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Improviser, réorienter

Deux artistes prennent en charge un groupe de 8 élèves : la chorégraphe pilote une danse faite d'un cycle de 6 actions. Après un échauffement, l'annonce est faite aux élèves de se préparer en réalisant deux actions : mettre sur son dos la « bosse Â» individuelle apportée par l'artiste et prendre deux claves destinés à être frappés l'un contre l'autre. Pendant ce temps de transition, le groupe se dissémine, chaque enfant n'allant pas au même rythme pour réaliser les deux actions. Certains se mettent alors à frapper les claves l'une contre l'autre, créant un petit temps de transition où se mêlent plaisir et début de dissipation collective. Plusieurs gestes, inventés en situation par les artistes, surviennent alors. Découvrons ces gestes, entre lesquels s'insèrent des commentaires formulés par les deux artistes et l'enseignante qui a en charge ces élèves (occupée à travailler avec l'autre demi-groupe, elle est absente de cette séance).

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1. Pendant qu'elle finit d'aider un enfant à installer sa « bosse »... 
Improviser, réorienter 2
2. ...l'autre artiste, par ce geste silencieux, commence à rassembler le groupe. 



Dans ce moment de dissipation, la chorégraphe dit ne pas être gênée : « C'est un moment, un petit peu, où chacun est occupé à son truc ». Pour la plasticienne, qui a inventé cette "ronde aux claves", il aurait été incongru d'intervenir par un "On arrête maintenant !" ou un "Pas tout de suite ! on ne tape pas sur les bambous !" (ce qu'aurait peut-être fait un enseignant). Pour elle, la situation « est presque confortable, parce qu'ils sont tous occupés et ils s'éclatent ».

Observant, comme sa collègue chorégraphe, des différences remarquables entre les petite, moyenne et grande sections, elle valorise, pour une raison précise, ce moment avec cette classe de « moyens » : « c'est justement, avec les moyens, l'espace qu'on aimerait investir et qu'on a du mal. C'est-à-dire qu'ils ont une énergie qui est incroyable, et ça nous arrive parfois de dire : "impossible de les calmer" au lieu de se dire "comment les défouler ?". Comment se dire que c'est à nous d'amener le fait que cette énergie passe dans quelque chose ? Et ce moment-là, pour ça, il est extraordinaire. Si on leur avait dit de taper, on n'aurait pas eu ce son de pluie peut-être, on aurait eu "boum boum" ». Quant à l'enseignante, elle entend moins un « son de pluie » qu'un « bruit qui s'amplifie, qui s'amplifie », résultat d'une « espèce d'excitation ». Pour elle, les enfants « sont dans le "je frappe" », ce qui rend « très difficile », ensuite, de les « re-contraindre, entre guillemets, et de leur demander d'arrêter ».

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3. Maintien de la position et coup d'oeil vers l'autre artiste pour voir où en est la transitionÂ…  
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4. Puis nouvelle invention en situation : « allez, on se touche les bambous » La concentration du geste entraîne le groupe vers un silenceÂ… 



Une discussion a eu lieu à ce sujet avec la plasticienne, et l'enseignante dit reconnaître l'efficacité du recadrage opéré, à travers les deux gestes surprenants (séquences 2, 3 et 4 ci-avant) : « Je trouve que, justement, elle a réussi [à rassembler les enfants] dans le geste en écartant les bambous ; du coup, y avait une espèce de… beaucoup de bruit et d'un coup le silence ».

La plasticienne : « C'est un truc que j'ai inventé, justement pour arrêter le son. En fait, elle [la chorégraphe] s'occupait de faire je sais plus quoi, et puis je savais qu'elle allait leur faire quelque chose. Je savais qu'elle devait faire la danse, et je me suis dit "comment faire en sorte qu'ils arrêtent de faire du bruit et qu'on se prépare et qu'on fasse la ronde ?". Et du coup je me dis "tiens, on va se toucher les bambous" comme ça. Du coup ils étaient tous concentrés à se toucher les bambous, y a eu un silence, ça a enchaîné. Et j'étais contente. Et c'était un joli moment, j'ai trouvé, de se tenir le bout des bambous, parce qu'en plus physiquement, c'est pas si facile, en fait ». Trouvaille circonstancielle ou résultat d'une attitude qui laisse ouverte la possibilité d'inventer ? Le jour où la plasticienne s'entretient avec le chercheur, elle lui parle d'une situation vécue à l'école le matin même : « Ce matin, c'était le souk, j'ai dit : "on va faire un silence de dinosaure", un truc comme ça. Ça m'est venu comme ça, j'ai pas réfléchi quoi. Super silence. Et c'est drôle parce que c'est un nouveau geste. "Un silence de dinosaure"… : ils m'ont tous regardé comme ça.… C'était mieux que le souk, voilà, c'était mieux ».

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5. Â… relatif : cela relève aussi du jeu 
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6. L'artiste qui pilote la séance reprend la main, en disant notamment "On lâââchchchche Â…" 



Les choix opérés par l'une, dans cette séance menée à deux, se répercute sur l'autre : la chorégraphe doit enchaîner. Mais elle laisse faire sa collègue, et entre dans le jeu. Un espace est ouvert, qui mérite qu'on le laisse vivre : « parce que c'est une chose qui est en train de se construire, et puis ça a pris un peu de temps pour qu'ils se mettent tous. Donc ça me paraissait pas juste de, tout d'un coup, casser ça. Et puis on sent que pour eux, c'est le début de quelque chose, et nous, on sait pas de quoi parce que c'était pas prévu. Mais on sent : "voilà c'est le début de quelque chose", donc il faut jouer le jeu de "on est en train de faire cette chose-là" ».

La plasticienne apprécie le moment : « Mais c'est aussi le luxe qu'on a d'être deux. Du coup, l'une et l'autre, on peut aussi avoir des présences particulières ou pas. Et ce qui est intéressant, c'est quand l'une enchaîne aussi. Parce qu'elle aurait pu casser ça, et dire "Bon, allez !". Et elle a intégré ça aussi. » La chorégraphe prend son temps, et reprend la main en inventant à son tour une formule, « On lâchchchche… [les bambous] », qui produit son effet ; sans doute parce que le verbe contient un Chhhtt "subliminal " que les enfants reconnaissent comme une sonorité signifiant d'aller vers le silence.

La formule n'a cependant rien de magique. Elle s'inscrit dans la tirade suivante : « Alors, est-ce que vous êtes prêts ?… On lâchhhhhhhe… Et on tape pas. Alors, c'est très important, avant de commencer, c'est qu'il faut qu'on ait le silence [met l'index perpendiculaire à la bouche], parce que si on n'a pas le silence, le moment où on va taper sur les bambous, ça sert à rien [sur le ton de l'évidence] si y a déjà du bruit tout le temps. Donc ça veut dire qu'il faut bien qu'y ait le silence avant, comme ça, le moment où on tape dans les bambous, c'est le seul moment où [silence accompagné d'un geste des deux claves qui vont l'une vers l'autre sans se toucher] on va entendre ce bruit-là. Donc c'est plus intéressant. D'accord ? Alors, on se met tous comme ça »… … soit avec le dos rond. Le groupe est en place pour la série d'actions de la danse :

1) avancer à petit pas avec le dos rond,
2) écarter les jambes, fléchies,
3) faire un son en claquant la langue,
4) monter les bras, écartés,
5) frapper les claves,
6) écarter les bras.

Ainsi l'improvisation en situation se combine-t-elle aisément avec des manières d'explicitation destinées à construire chez les enfants un rapport particulier à l'écoute.