Incertitudes

La scène qui suit montre, dans un atelier d'arts plastiques et visuels comprenant huit enfants, une artiste qui sollicite une élève sur l'écart entre le modèle et la représentation qu'elle en a faite. Celle-ci reviendra plus tard, dans ce qui a ressemblé à une sollicitation en réponse à celle que l'artiste avait faite à son encontre ; mais, prise par le suivi d'une autre élève, l'artiste n'aura pas le temps de relancer un échange.

Le modèle est une fourchette à 4 dents. L'élève peint 3 dents au contour jaune et au corps vert, puis un manche rouge.

L'artiste, qui, comme l'enseignante présente, passe auprès des élèves pour voir l'avancement de leur travail, lui fait comparer le nombre de dents. L'enfant compte sur son œuvre, puis sur le modèle, puis constate l'écart. Elle tourne subrepticement la tête vers l'artiste, puis vers le dessin pour recompter pendant que l'artiste s'anime d'un bref rire tendre, avant de la mettre devant un choix :

" - Y en a combien ? 4 ?
- Oui [de la tête]
- Et toi, tu en laisses 3 ? Ou t'en rajoutes une ?
- Tu en rajoutes une ?
- Non [de la tête]
- Tu laisses comme ça ?
- Oui [de la tête]
- OK. On laisse sécher alors"

L'élève choisit ainsi de garder sa fourchette à 3 dents. La plasticienne enchaîne, va s'occuper d'un autre enfant tandis que l'élève, triturant pendant quelques secondes ses doigts dans la bouche, s'interroge. L'artiste, voyant ces images, dit ceci :

"J'aime bien cette notion d'écart mais ça l'a juste perturbée. Ça l'a interrogée parce qu'on voit qu'elle sait plus bien quoi faire"

La suspension a semblé bien réelle à tous les observateurs de cette scène (l'artiste, l'enseignante, les membres de l'équipe de recherche). D'autant que, comme le souligna la plasticienne, on voit cette même élève revenir un peu plus tard (210 exactement) et que le doute semble persister.

Son œuvre à la main, elle l'apporte à l'artiste, qui, occupée à suivre le travail d'une autre élève, ne répondra pas à sa sollicitation. L'enfant retourne vers sa place.

L'artiste, à propos de cet épisode :

"- Y a un moment, après, elle revient avec sa fourchette, et je discute avec un autre gamin. Et [quand j'étais près d'elle], je m'étais dit "ben tiens, je vais lui poser une colle [3 ou 4 dents ?]". Et comme j'ai laissé la réponse ouverte, "c'est comme tu veux" [elle choisit de garder ses trois dents]. (...) Et après, je discute avec une autre gamine, et elle va revenir avec la fourchette. Alors après je sais pas, est-ce que c'est le débat qui continue pour elle ? (...) Ou alors peut-être que c'est autre chose, qu'elle sait pas où le mettre [son dessin], tu vois ?"

[En effet, l'élève semble interpeller l'artiste en disant « On y met où ? ». Mais le bruit de l'atelier ne permet pas le de déceler précisément.]

[Chercheur :] Oui oui, mais n'empêche que [on a bien l'impression que] ça lui trotte dans la tête. Et c'est drôle parce que cette gamine, elle vient tous les vendredis, elle amène un de ses parents dans l'atelier, et y a un vrai suivi, c'est assez étonnant, y a un vrai truc qui se passe. Ce jour-là, elle était dans la prolifération, elle en a fait quatre, cinq [des dessins].

L'investissement de cet enfant dans l'activité (et le projet) artistique(s) étant réel, on peut penser que les interrogations de cette élève, aussi brèves soient-elles, alimentent chez elle une réflexivité a minima sur le travail artistique.

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