François Morellet : oeuvres de la collection
Du 6 juin au 5 août 2007
En 1985, à l'orée de la première année de programmation d'un musée d'art contemporain encore en devenir (1), François Morellet est parmi les premiers artistes invités pour une exposition personnelle (avec Joseph Kosuth, Lawrence Weiner, mais aussi Daniel Buren et Jean-Pierre Bertrand). L'exposition a lieu du 24 mai au 9 juin dans une salle de 500 m2 d'un seul tenant. Bien que le Musée ait choisi dès l'origine de faire de l'exposition le moment privilégié de sa politique d'acquisition, celui-ci, institution naissante, autocensure ou timidité (2), ne propose pas l'acquisition d'un ruban adhésif ("éphémère"), pourtant tout à fait remarquable, qui y est exposé et qui s'intitule Basculement d'un mur et d'une porte de 5° au dessus de 0° (1985).
Le dessein de la collection vise en effet des ensembles à caractère générique ou des moments artistiques spécifiques. L'œuvre générique isole l'œuvre d'un artiste comme un ensemble clos, une période très précise ou une problématique particulière, correspondant à une temporalité spécifique et à un projet artistique compris dans sa totalité.Ainsi de 1984 à 2007, le Musée acquiert par exemple l'ensemble de l'œuvre commun de Marina Abramovìc et Ulay, soutient la création de Zero & Non de Joseph Kosuth en 1985, coproduit avec le Magasin de Grenoble l'œuvre gigantesque de John Baldessari, afin d'incarner un moment particulier de l'œuvre de ces artistes. Chaque œuvre générique et chaque moment artistique se constituent cependant de façon très différente mais toujours avec l'artiste à qui il est demandé de porter un regard sur son œuvre ou autour de son œuvre.
Pour François Morellet, et bien que le dialogue soit amorcé en 1985, c'est cette exposition qui aujourd'hui incarne le projet : l'organisation définitive de l'ensemble des œuvres acquises en 22 ans et s'étalant sur 55 ans. La question posée à l'artiste était simple : comment montrer dans un espace commun, par delà les écarts chronologiques ou les "failles" de la représentativité, des peintures et des sculptures émanant de moments divers et d'esprits différents, et pourtant toutes constitutives au final de son œuvre ?
Au fil des années, 5 œuvres rejoignent ainsi la collection par acquisition ou par don. Le Musée acquiert Deux lignes de tirets interférents (1971), auprès de la Galerie Média de Neuchâtel en 1985, et à la suite l'artiste donne Mouvement ondulatoire, (1965). Les deux pièces témoignent de l'engagement de Morellet au sein du Groupe de Recherche d'Art Visuel, auquel il contribue de 1961 à 1972. Premières entrées dans la collection, les deux œuvres introduisent une temporalité spécifique. Elles décalent le principe de la trame par interférence dans le champ de la lumière et du rythme pour l'une et par superposition dans celui du mouvement et du volume pour l'autre. Mais, si elles devaient rester uniques dans la collection, toutes deux réduiraient l'œuvre de Morellet à un cinétisme de formes variables.
Peinture(1952), acquise en 1987, résume le moment où l'artiste s'engage dans "l'abstraction géométrique" (sans jamais n'y adhérer autrement qu'au second degré et avec le plus grand sérieux. Peinture géométrique, prototype de trame par la présence d'un chevron qui lui sert de motif, peinture en plusieurs panneaux pliable à manière d'un paravent, Peinture (1952), correspond à un moment clef où Morellet cherche à abandonner simultanément l'arbitraire de la composition, l'arbitraire du format et celui de la matière, qu'il trouve trop marqués par une vision romantique. En 1971, il écrit : "J'ai pendant 20 ans environ, produit avec beaucoup d'obstination des œuvres systématiques dont la ligne de conduite constante a été de réduire au minimum mes décisions arbitraires. Pour limiter ma sensibilité d'"artiste", j'ai supprimé la composition, enlevé tout intérêt à l'exécution et appliqué rigoureusement des systèmes simples et évidents qui peuvent se développer, soit grâce au hasard réel, soit grâce à la participation du spectateur." (3)
Invité en 1991 à la Biennale de Lyon (4), et fidèle à sa méthode qui consiste à fixer une règle du jeu permettant de réduire le nombre de ses décisions subjectives, François Morellet propose une pièce dans laquelle les murs du lieu d'exposition sont dédoublés et basculés. Cette œuvre par sa forme et ses modalités est rattachable aux intégrations et désintégrations architecturales que Morellet réalise depuis 1981. Comme la trame glissa de la toile au mur en devenant adhésive, étendant l'œuvre à l'architecture qui lui sert de support, le blanc des peintures fréquemment rencontré sur les murs des expositions incite au déplacement de l'œuvre.
François Morellet s'attache à jouer avec humour de la dimension plastique du cube blanc qui en est le lieu convenu. Avec Sans titre (1991), il glisse de l'œuvre au mur jusqu'à en faire la sculpture qu'on expose. Dans le catalogue de la Biennale, il explique : "(…) Le mur nu est donc la surface idéale et dominante que les peintres revendiquent et s'approprient. J'ai moi-même toujours un grand plaisir à voir beaucoup de mur autour de mes tableaux et j'ai souvent réalisé des peintures qui devaient se fondre avec le mur. Mais est-ce que les sculptures, elles aussi, doivent se fondre avec quelque chose ? Avec le sol en acceptant piétinement et souillures diverses ? Ou pourquoi pas une fois de plus avec le mur comme je le propose ici." (5)
Sans titre utilise l'élément formel déterminant qu'est le mur sous la forme de deux portions d'angle, l'une simplement décalée et l'autre décalée et basculée. Comme extraites du périmètre de l'exposition qu'elles dédoublent dans son épaisseur et sa structure, elles sont plaquées aux limites de l'espace ou exposées en son centre. Dans un cas elles jouent comme installation, dans l'autre elles deviennent sculpture.
Eu égard au dessein de la collection, ce moment artistique particulier rend d'autant plus souhaitable l'acquisition d'une œuvre en adhésif. Basculement d'un mur et d'une porte de 5° au dessus de 0° (1985), est finalement acquise en 2006, 21 ans après que le projet en fut forgé. L'œuvre joue précisément du mur dont la silhouette reproduite en adhésif noir sur le mur lui-même est basculée de quelques degrés. "J'ai souvent employé et j'emploie encore souvent ces rubans adhésifs pour plusieurs raisons ; j'aime étendre le all-over (6) hors des limites arbitraires du tableau, j'aime les techniques de réalisation exactes et neutres qui éliminent toute possibilité de sensibilité à l'exécution, enfin j'aime l'interaction qui se crée dans la rencontre éphémère d'un système rigoureux et d'une surface accidentée. " (7)
Puis, répondant à l'interrogation du Musée, se prêtant au jeu d'un retour sur ses créations passées, l'artiste choisit d'échapper à l'histoire de l'art et de ramener les œuvres au plan d'une nouvelle actualité. Celle de l'exposition en cours. François Morellet imagine la scénographie définitive de ses œuvres conservées au Musée et conçoit une nouvelle sculpture : Échappatoire qui l'organise.
Sorte de labyrinthe dont l'issue est toujours visible, son plan reprend le dessin d'une peinture de 1975 de la série 10 lignes au hasard. L'artiste n'en retient que six sur les dix qui définissent le positionnement de couloirs. Un "bruit blanc" y est perceptible : une musique à la fois neutre et somme de tous les sons, manière d'équivalent pour l'oreille de ce qu'est le blanc pour l'œil. Mais Échappatoire ne se contente pas de s'associer aux autres œuvres, elle organise notre regard et les englobe dans une totalité spécifique. Construisant une exposition, Morellet invente un moment spécifique, qui rassemble autant de moments que d'œuvres. Il propose au spectateur de s'approprier l'univers induit par la collection pour donner du sens aux rapprochements formels, aux similitudes de temporalités, aux parallélismes de temps, aux projections de plans, aux équivalences spatiales.
Qu'une peinture engendre un espace réel, voilà bien ce qui fait d' Échappatoire un nouveau jalon essentiel d'un ensemble qui de la peinture à l'espace de sa monstration couvre une intéressante synthèse de l'œuvre de François Morellet. Sculpture labyrinthe qui jamais ne nous enferme, Échappatoire ouvre le plus souvent sur une œuvre : Peinture (1952), Mouvement ondulatoire (1965), Deux lignes de tirets interférents (1971) etc… Elle est comme la récente superposition, inscrite dans sa structure même, qui réunit les fragments du hasard, l'interférence nouvelle du présent et du passé.
(1) : Créé en 1984, le Musée est à l'époque temporairement installé dans une aile du Palais des Beaux-Arts de Lyon.
(2) : Deux ans plus tard, le Musée acquiert un reflet de Maria Nordman, et en 1989, une œuvre de Claudio Parmiggiani destinée à disparaître du regard.
(3) : François Morellet, Mais comment taire mes commentaires, Paris, Editions ENSBA, 1999, p. 44
(4) : Du 1er septembre au 15 octobre 1991, la Biennale d'Art Contemporain s'intitule "L'amour de l'art : une exposition de l'art contemporain en France". Elle se déroule à la Halle Tony Garnier, à l'Espace Lyonnais d'Art Contemporain et au Musée d'Art Contemporain.
(5) : Catalogue de la première Biennale de Lyon : L'amour de l'art, 1991, p. 218.
(6) : All over : terme apparu vers 1948, signifiant littéralement "partout", "sur toute la surface". Utilisé pour qualifier la t echnique de Jackson Pollock consistant à répartir l es éléments picturaux uniformément sur toute la surface de la toile, éliminant ainsi la question du champ visuel, toute focalisation et tout cheminement prédéterminé du regard.
(7) : François Morellet, Mais comment taire mes commentaires, Paris, Editions ENSBA, 1999, p. 67